La Purge de Montferrand

un tribunal pour les malades


Entre le XIIe siècle et le XVe Les siècle, une autre maladie fait des ravages dans la région : la lèpre. Elle marque de son empreinte l’Auvergne comme en témoignent la présence de nombreuses léproseries ou maladreries.

Cette maladie, due au bacille Mycobacterium leprae, est caractérisée par sa lenteur d'évolution. Il existe deux formes de lèpre. Seuls les sujets porteurs de la forme "lépromateuse" sont contagieux via les sécrétions nasales et la salive.

Installée de manière endémique dès le XIIe siècle, elle oblige alors les autorités locales à réagir afin d’encadrer la population malade et lui porter assistance. Les archives des consuls de Montferrand et du tribunal de la Purge, institution unique en France implantée à Montferrand, renseignent sur la lèpre.


Une institution puissante

Le rôle de l’"espurge" montferrandaise, comme son nom l’indique, est de "purger" l’Auvergne et les pays voisins "d’icelle piteuse maladie de lepre appellée ladrerie" (E-dépôt 113 II FF 75).

Il semble que Montferrand soit la seule ville du royaume à posséder un tel pouvoir. Les origines de ce tribunal sont incertaines : les archives concernant cette juridiction datent pour la plupart de la fin du Moyen Âge et ne révèlent pas la date de sa mise en place.

Le 25 juillet 1292, Louis de Beaujeu, criblé de dettes, vend Montferrand au roi de France. La ville devient alors royale, ainsi que toutes ses possessions. C’est certainement à cette époque que le tribunal chargé de juger les lépreux devient un organe royal sous le nom de "Purge" ; sous l’impulsion royale la nouvelle juridiction se perfectionne au cours des siècles suivants.

Les interventions des médecins du tribunal s’appliquent à un territoire extrêmement vaste qui s’étend sur les pays de Haute et Basse Auvergne, du Velay, du Bourbonnais, du Nivernais, du Berry, du Gévaudan, du Mâconnais, du Beaujolais, du Forez, du Lyonnais, du Rouergue, du Carladès, du Quercy, du Limousin, de la Combraille et de la Marche (Haute et Basse). En réalité, les juges du tribunal de la Purge ont un ressort plus réduit, recoupant les limites du diocèse de Clermont un peu élargi, avec certaines exceptions, en Limousin, dans le Quercy et dans le Rouergue.


La procédure

En se reportant aux travaux de Johan Picot, on peut s’interroger sur le traitement des ladres. S’agit-il de simples malades ou bien de "criminels" comme pourrait le laisser supposer la masse d’archives de ce tribunal de la Purge ?

Le bon fonctionnement de cet organe juridico-médical suppose une répartition précise des rôles ; sa procédure requiert des notaires, des greffiers, des sergents, des procureurs, mais encore et surtout des médecins, chirurgiens et autres gens "expertz".

Il repose sur un élément fondamental : la dénonciation. La procédure commence lorsqu’un individu est soupçonné d’être atteint. Les proches du suspect informent les personnes chargées de leur ville ou de leur paroisse (consuls, commis ou luminiers), qui s’en remettent à leur tour au procureur de la Purge à Montferrand.


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Audition de témoins en faveur de Giraud Bonvallet, de Billom, accusé d'être atteint de lèpre. 2 septembre 1510. Arch. dép. Puy-de-Dôme, E-dépôt 113 II FF 63 (pièce 48)


L'an mil cinq cens et dix et le lundi second jour de septembre audit an […] moi Reynaud Pellisson, notaire royal, greffier de messieurs les consuls de la ville et comté de Montferrand, juges et commissaires députés de par le roi, notre sire, au fait de la purge sur les gens entachés ou souspectionnés (suspectés) de la maladie de lèpre aux haut et bas pays d'Auvergne, Bourbonnais, Forez et autres pays circonvoisins (environnants), […] à la requête dudit Girault Bonvallet me suis transporté en la ville de Billom […] et […] ay examiné les témoins ci-dessous nommés.

Pierre Ferrand, marchand de la ville de Billom, âgé de quarante ans ou environ, dit et dépose [qu'il] connaît bien [Girault Bonvallet] pour ce qu'il l'a plusieurs fois vu à cause qu'ils sont d'une même ville et le voit presque tous les jours. Ledict déposant […] a dit et déposé que jamais il n'a oui dire qu'il y eût homme ni femme de sa lignée [de Girault Bonvallet] qui fut jamais suspecté ni atteint de ladite maladie mais a toujours oui réputer sa lignée saine et de bon sang en ladite ville. […] Ledit déposant dit […] que six ou sept semaines auparavant il vit Jehan Roussel ensemble Jehan Bonvallet, marchands dudit Billom, lesquels avaient quelque grand débat entre eux deux en la grande rue publique […], de l'heure il n'en est recors (il ne s'en souvient pas), et […] qu'il vit ledit Jehan Roussel tout furieux et mal mu contre ledit Jehan Bonvallet et, tout malicieusement, dit audit Jehan Bonvallet […] " Va t'en vers ton cousin Girault Bonvallet, ladre. Je te le ferai purger devant XV jours ou trois semaines " et dit qu'il lui semble, à son avis, qu'il proférait ses paroles par quelque grande haine et malveillance qu'il devait avoir conçu contre ledit Jehan Bonvallet et ses parents, attendu que lesdites paroles ainsi proférées par ledit Jehan Roussel touchait grandement l'honneur de tous leurs parents. Interrogé [pour] savoir s'il connaît Berthellemy Boybas, Andrieu Vidal et Pierre Fuzier, il a dit que oui parce qu'ils sont habitants de ladite ville ; Interrogé s'ils sont pauvres des biens de ce monde tellement qu'ils soient presque indigents et si ce sont des gens aisés à corrompre tant par quelque don ou promesse ou en leur donnant à boire ou autrement ils pourraient varier dans leur déposition à cause de quoi on ne dut ajouter aussi grande foi à leur témoignage que l'on ferait à d'autres gens de bonne qualité, le déposant a dit […] lesdits trois dessus nommés être de telle qualité et mal estimés et renommés en ladite ville et ne voudrait point demeurer à leur déposition. […].

Le même jour suit le témoignage de Michel Caquarel qui stipule les mêmes choses en précisant toutefois à propos de "Girault Bonvallet duquel il a bien oui suspectionner depuis deux ans en ça qu'il était entaché de ladite maladie. "

Le 3 septembre suivent les témoignages de :

- Jehan Angledon, conforme au précédent

- Jehan Bouyer, conforme aux précédents sauf à propos de "Berthellemy Boybas, Andrieu Vidal et Pierre Fuzier, barbiers dudit Billom, […] qu'il tient pour gens de bien et que s'ils étaient examinés contre lui, lui semble qu'ils ne daigneraient dire chose contre leur conscience et qu'il s'en remettrait bien à eux. "

- Ainsi que 4 autres témoignages conformes aux précédents.


Si, dans les premiers temps, le tribunal siège au sein de la léproserie située à Herbet, dès 1497, un local spécifique est construit par le consulat dans la ville même de Montferrand : les comptes et délibérations consulaires mentionnent la construction d’un espace dédié à la Purge (preuve de l’autorité et de la légitimité de cette cour) et décrivent la salle d’examen, pièce de grandes dimensions contenant une table destinée à la «visitacion» des malades  (E-dépôt 113 II CC 373).

Dans un premier temps, le procureur royal se déplace dans la paroisse concernée et conduit une "inquisition" ou "information" en auditionnant les témoins. Le ladre supposé est alors convoqué devant le tribunal pour subir une visite médicale pour vérifier s’il est atteint de la maladie. Les suspects qui tentent d’éviter la visite médicale, et par là le terrible verdict, s’exposent à de fortes amendes (50 à 500 livres tournois) : Léonard Mazuer, prêtre à Herment, est ainsi condamné à 500 livres tournois d’amende en mai 1494 pour s’être dérobé à l’obligation de comparaître.

Les médecins et chirurgiens-barbiers auscultent scrupuleusement les individus « entachés ou soupçonnés de lèpre ». L'examen est minutieux : après avoir observé le visage du malade et repéré d'éventuelles lésions, le corps est examiné et palpé. On tire également une poignée de cheveux de la tête afin de tester la résistance de la peau. La saignée effectuée par le chirurgien-barbier permet d'étudier l'aspect du sang : la couleur du sang est en effet considérée comme un indice fiable pour diagnostiquer la maladie. Ainsi, en 1494, l'examen médical du même prêtre d'Herment révèle entre autres des "pieds avec insensibilité, et corruption de forme et de figure" et se conclut par une déclaration d'atteinte de lèpre.


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Procès-verbal de visite médicale de Léonard Masuer, prêtre d'Herment, avec description des symptômes de la lèpre. 2 mai 1494. Arch. dép. Puy-de-Dôme, E-dépôt 113 II FF 63 (pièce 28)

Nous, Pierre de Brioude, licencié en médecine, Jehan Gueydon, Guillaume Bartalaix, Gilbert Belon, Jehan Bohet et Huguet Pollard, barbiers et chirurgiens, par le commandement qui nous a été fait par messieurs les consuls de Montferrand, juges et maîtres de la maison d'Herbet et de la Purge des gens entachés de la maladie de lèpre des haut et bas pays d'Auvergne et pays circonvoisins (environnants), nous avons vu, manié, palpé et visité messire Lyonard Masuer, prêtre et curé d'Herment, par haut et bas de son corps, depuis la tête jusques aux pieds, ainsi qu'il est acoutumé (de coutume) de faire en tel cas par l'art de médecine.

Nous disons tous concordablement (unanimement) que nous avons trouvé en sa tête, en lui tirant les cheveux de la tête, quelques carnosités, les yeux ronds, livides et avec larmes et les narseilles (narines) ulcérées, les artelles (peut-être les orteils) rouges senguylhonentes (sanguinolentes), le visage plombeux (d'une couleur bleuâtre, terne) et son corps, pour la plus grande partie, serpigeneux (couvert de dartres et ulcères qui rampent, se déplacent rapidement), tumereux (couvert de tumeurs) aux mains et aux jambes et pieds avec insensibilité, corruption de forme et de figure.

Et pour cela, nous disons que ledit Masuer est entaché, atteint de ladite maladie de lèpre et qu'il doit être séparé des gens sains et mis avec les autres malades.


L’audience s’ensuit en présence de l’accusé, du procureur royal, de témoins et de tous les membres de la Purge (greffier, notaires, sergents et juges). Le procureur présente à la cour les charges retenues contre l’accusé, le témoignage des proches et le rapport médical des experts. Les juges peuvent dès lors rendre leur sentence. Plusieurs possibilités existent : si l’accusé est déclaré sain, il peut rentrer chez lui ; s’il est reconnu lépreux, il doit intégrer une léproserie ; en cas de doute, il peut aussi être soumis à une quarantaine et à un nouvel examen. Enfin, à l’issue de la procédure, une taxe est établie par le procureur, que l’accusé doit payer.

L’accusé peut nier la compétence des experts et faire nommer un nouveau jury médical (experts choisis et payés par le suspect) pour pratiquer une contre-expertise. Il existe aussi la possibilité de faire appel auprès du parlement de Paris. Il s’agit en réalité de gagner du temps et de repousser l’entrée en léproserie.


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Procès-verbal de visite de Urbain Tixier et Anne Mouneau, habitants de Benaud paroisse de Laps, suspects de lèpre. 7 décembre 1491. Arch. dép. Puy-de-Dôme, E-dépôt 113 II FF 63 (pièce 16)

 

Le procureur du roi sur le fait de la purge contre Urbain Tixier, habitant du lieu de Benault, paroisse de Laps, lequel a assignation aujourd'hui pour se purger, et des sieurs Estienne Chapelle et Gilbert Valadier, luminiers de Laps pour voir faire ladite purge, et ledit procureur contre Anne Mounneau lequel avait assignation pour venir se purger.

Et après la requête faite, lesdits Urbain Tixier et Anne Mounneau ont voulu prendre jugement par monsieur maître Anne Daniel, docteur en médecine, et Gilbert Belon, Guillaume Bartalaix et Huguet Pollart, lesquels ont fait serment, sur les saints évangiles, de bien et loyalement les purger et en dire leur avis ainsi qu'il suit :

Vu par nous le cas d'Urbain Tixier. Après visitation faite par haut et bas [de son corps], comme il est acoutumé (de coutume) de faire en tel cas, disons tous ensemble et concordablement (unanimement) qu'il n'y a aucun signe en lui pour lesquels il devrait être séparé d'entre les sains, ni ne trouvons signe, ni équivoque ni univoque, nonobstant qu'il apparaisse quelques ulcérations et inflations ce qui est cause de déformation de membres.

Nous mettons et disons que c'est une superfluité (une disproportion) de sang due à des apostumes (gonflements) froides et congélation de nerfs. C'est pourquoi nous opinons tous ensemble qu'il n'est séparable ni séquestrable.

Vu le cas de Anne Mouneau. Nous avons vu par haut et bas [de son corps] ainsi qu'il est acoutumé de faire en tel cas. Nous avons trouvé en lui les yeux ronds et livides et le visage corrompu, corruption de forme, de figure et pour cela nous disons tous ensemble que, quant à présent, il ne doit pas être condamné, et nous ordonnons qu'il se mette en une maison à part jusqu'à la saint Jean-Batiste prochaine.




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