Conflits et résistances

 (png - 3572 Ko)

Lettre du subdélégué d’Ambert Mignot à l’intendant d’Auvergne ( ?), Thiers, 13 juin 1762. Arch. dép. Puy-de-Dôme, 1 C 1401


Transcription du document :

Monsieur

L’établissement de l’écôle de démonstration sur l’art des accouchements dont notre ville vous est redevable commence a prendre faveur, cet écôle est aujourd’huy composée de huit sujets qui en annoncent plusieurs autres après la levée de la Recolte, les femmes de la campagne ne pouvants quitter dans un tems aussy précieux.

Le  chirurgien démonstrateur paroit extremement satisfait de ses élèves qui font plus de progrès qu’il n’en espéroit. D’abord il y a entrautres une femme de Vollore qui ayant eu a la vérité par devers elle quelques principes de routine pour avoir exercé quelques années,  s’est tirée au mieux d’un accouchement très dangereux ou la mère et l’enfant eussent succombés, si elle eut opéré suivant ses anciens préjugés. Cette femme, qui n’avoit pris des leçons sur la machine qu’un mois au plus, avoue qu’elles luy ont étés d’un grand secours dans le péril ou se trouvoit la femme en travail qu’elle a tiré saine et sauve, l’enfant a assés vécu pour recevoir le bapteme.

Il est arrivé sous nos yeux un évènement qui mérite de vous etre récité, le samedy, 5 de ce mois une jeune femme de notre ville en travail depuis les trois heures du mattin fit appeler un chirurgien accoucheur qui s’est fait une certaine réputation et le meme qui muni d’un certificat de plusieurs de nos habitants voulut trouverser ( ?) le choix que vous avés fait du Sr Constant pour démonstrateur, ce chirurgien ayant épuisé sans succez tout son sçavoir fit appeler un de ses confrères autre que le sieur Constant, l’un et l’autre opérèrent infructueusement pendant tout le jour jusques a neuf heures du soir que harascés ils abandonnèrent la femme a sa bonne ou mauvaise fortune, heureusement pour elle le Sr Constant sortoit a la meme heure de chez un malade du voisinage recontra [sic] ses confrères qui en goguenardant luy firent part de leurs manœuvres, de l’état de la femme et de l’enfant mort au passage, le Sr Constant ne voulut point la voir sans y etre appelé mais leur dit ce que lui dictoit son expérience, ils ne firent que s’en mocquer. Enfin appellé après une heure d’intervalle il s’y rendit et refusa de travailler jusques a l’arrivée des deux précédents qui n’y vinrent meme que pour achever de l’humilier, il se mit en devoir de délivrer cette femme et fit un si bon usage des principes puisés sur la machine meme qu’en moins d’un quart d’heure tout fut fini, la femme délivrée, il n’y eut que l’enfant qui mort au passage plusieurs heures avant l’entrée du Sr Constant ne pouvoit revivre sans miracle. La femme est allé ce mattin a la messe, quoique cet évènement m’eut été transmis par bien des personnes je n’ay pas crû devoir vous en faire le récit avant de m’en etre assuré par des gens dignes de foy, présents au moment critique de l’opération du Sr Constant.

J’ay l’honneur d’etre avec respect

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

Mignot


Pistes d’analyse du document :

Cette lettre souligne les effets positifs des cours de Madame du Coudray. Il est intéressant de remarquer que ceux-ci profitent autant aux professeurs, en charge des écoles de démonstration, qu’à leurs élèves. Leur expérience acquise est particulièrement utile dans les cas d’accouchements difficiles. On peut aussi relever un contraste saisissant, cette fois à l’échelle des villes, et non plus seulement des campagnes, avec les matrones, entre les chirurgiens accoucheurs traditionnels et les chirurgiens formés à la méthode de Madame du Coudray. La lettre insiste sur diverses oppositions : incompétence / compétence ; inefficacité / efficacité ; mépris et désinvolture / empathie-sens du devoir. L’attitude des chirurgiens thiernois ne s’explique pas seulement, pour l’un d’entre eux, par une sorte de jalousie à l’égard de Constant, choisi pour être chirurgien démonstrateur : on perçoit dans leur comportement moqueur une fermeture à l’égard de méthodes nouvelles qui remettent en question leur propre savoir.

 

 


 (png - 2332 Ko)

Lettre d’Anne Magnol adressée à l’intendant d’Auvergne, non datée (sans doute entre 1758-1760). Arch. dép. Puy-de-Dôme, 1 C 1403

Transcription du document :

A Monseigneur

Monseigneur l’Intendant d’Auvergne

Supplie humblement Anne Magnol veuve Verdier habitante de Chamalieres les Clermont-Fd. Disant que servant de sage femme a Chamalière faute d’autre, et le faisant autant par charité que par interest a cause de la pauvreté de la paroisse, les chyrurgiens de Clermont la menacent de prison si elle continüe cet exercice, et pour mieux se perfectioner elle vous prie d’aggréer qu’elle aille chez la dame Du Coudré accoucheuse de Clermont, et que travaillant sous ces auspices, vous la metties a l’abry de la persecution des chyrurgiens de Clermont, ce faisant

Monseigneur f vous exercez votre charité pour une parroisse très pauvre, et la suppliante et les habitans ne cesseront de prier pour votre prosperité. Anne Magnol


Pistes d’analyse du document :

La Chamaliéroise Anne Magnol correspond au profil type des matrones et des élèves accoucheuses. C’est une femme veuve et pauvre. Travailler comme sage-femme lui permet de gagner quelques revenus (« par interest »), du moins, tant qu’elle peut être payée. Elle se voit parfois obligée d’intervenir gratuitement, ce qui fait d’elle une bonne chrétienne (« par charité »). 

Le document fait état également de l’hostilité des chirurgiens clermontois à son égard. Comment peut-on l’expliquer ? Les chirurgiens font de l’obstétrique un domaine réservé et ils n’apprécient guère de partager la pratique de l’accouchement avec des femmes du peuple, qu’il s’agisse des matrones mais aussi des élèves-accoucheuses. On sent chez eux le rejet de toute forme de concurrence.  De cet esprit de fermeture découle leur attitude menaçante (« prison », « persécution ») à l’égard d’Anne Magnol.

La Chamaliéroise voit dans les cours de Madame du Coudray une double opportunité. C’est d’abord pour elle un moyen de se perfectionner. C’est aussi pour elle un moyen de se protéger des chirurgiens. Pourquoi ? Madame du Coudray faisait délivrer des brevets d’exercice à ses élèves, ce qui revenait à leur donner une reconnaissance officielle dans leur travail de sage-femme.

La monarchie, parce qu’elle appuie l’action de Madame du Coudray, institue, de fait, une concurrence entre les chirurgiens et les élèves accoucheuses. Elle favorise ainsi une légitimité partagée. La lettre d’Anne Magnol est, d’une certaine façon, le reflet d’une société d’Ancien Régime en tension, tiraillée entre conservatisme et modernité.

Il faut toutefois apporter quelques nuances à ce document en rappelant que les chirurgiens n’ont pas tous fait écran à Madame du Coudray : en effet, c’est bien l’Académie de chirurgie de Paris qui autorise l’usage de sa machine ; ce sont aussi de nombreux chirurgiens qui suivent ses cours et deviennent formateurs.

 

 


 (png - 3233 Ko)

Lettre du curé de Plauzat, Binon, à l’Intendant d’Auvergne, Plauzat, 9 juin 1759. Arch. dép. Puy-de-Dôme, 1 C 1400


Transcription du document :

Monseigneur,

Sensible comme je dois l’etre à la particulière bonté que vous avez euë de procurer à ma paroisse une accoucheuse aussi instruite des règles de cet art que l’est la nommée Jeanne Cureyras, je me crois obligé de vous informer de ce qui se passe ici à son sujet.

Marguerite Brunel, notre ancienne sage-femme, au mépris des ordres de votre part, contenus en la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 3 du mois dernier, et que je lui insinuai le 4. avec défenses d’assister aux accouchemens sur cette paroisse jusques à nouvel ordre, et si le cas arrivoit, n’a pas laissé depuis d’y accoucher nombre de femmes. Cet abus également dangereux par lui-même, et opposé à vos charitables vues, va croissant. Mes remontrances les plus sérieuses à celle qui s’en rend coupable, et que j’aurois voulu conserver, pour servir dans le besoin, n’opèrent aucun effet. La rébelle s’appuïe sur une faction qu’elle a adroitement ménagée dans ce lieu, par des pratiques sourdes, et par des calomnies secrètes malicieusement répanduës contre celle qui est établie par votre autorité, Monseigneur. La bonne renommée, si nécessaire aux personnes de cet état, pour s’attirer la confiance publique, souffre en elle, par cette espèce de cabale, qui se propose d’avoir un délibératoire du corps commun de nos habitans, en faveur de l’Intruse, et au préjudice de celle qui joint la capacité au légitime droit. Celle-ci en est grandement affligée ; et j’ai lieu de l’etre encore plus moi-même qui ai la douleur de voir que douze à quinze femmes de ma paroisse sont estropiées par la faute des accoucheuses.

L’établissement de Jeanne Cureyras, aussi instruite des règles de cet art des plus importans, que douée de mœurs irréprochables, est l’ouvrage de votre charité pour cet endroit. Agréez, Monseigneur, que j’ose vous suplier de le soutenir. Il n’y a peut etre pas d’autre moïen pour cela que celui d’interdire Marguerite Brunel, qui n’a d’autres principes qu’une pratique brute d’environ huit années. Si vous vous déterminiés à prendre ce parti, je vous prie instâment, Monseigneur, que personne ne sache que vous l’aïés pris sur les remontrances que j’ai l’honneur de vous faire. Les adhérans de Marguerite Brunel, qui a pour elle le plus grand nombre, pourroient en prendre occasion de rabbattre de la confiance qu’ils ont en moi, et dont je dois etre jaloux pour leur bien spirituel.

Sur huit accouchemens qui se sont faits ici depuis le 3 du mois passé, que Jeanne Cureyras s’y est présentée, munie d’un certificat de Made Le Boursier du Coudray, elle n’a été appellée qu’à trois, l’un des quels a été des plus critiques, et qu’elle a très heureusement conduit. Chacun convient que son antagoniste n’y eût jamais réussi. Mais eut-elle encore plus de capacité, elle ne sera que rarement, ou même du tout point emploïée, tant qu’il sera libre à la Brunel d’exercer cet art qu’elle n’est en état d’exercer que quand il n’y a aucun danger, et que les choses se font, pour ainsi dire d’elles-mêmes.

J’ai l’honneur d’etre avec le plus profond respect

Monseigneur

Votre très humble et très obeïssant serviteur

Binon curé


Pistes d’analyse du document :

La lettre du curé de Plauzat montre les difficultés qu’ont les élèves de Madame du Coudray, de retour dans leur village, d’exercer leurs talents d’accoucheuses face aux matrones. Le conflit qui éclate entre Marguerite Brunel et Jeanne Cureyras débouche sur une affaire qui s’étend, si l’on s’en tient aux pièces du dossier, entre les mois de juin et décembre 1759 (pièces n°18 à 34). Il s’agit d’une affaire complexe qui dépasse le cadre paroissial et qui met en opposition différents niveaux de pouvoir.

Jeanne Cureyras est une ancienne élève de Madame du Coudray, habitante de la paroisse de Plauzat. Cette femme mariée, qui a en charge « trois enfans dont le plus agé est hors d’état de gagner sa vie », est très pauvre,  « si pauvre que les collecteurs de [1759] ont jugé nécessaire de réduire à 5s sa cotte qui étoit auparavant de 20s ».  Elle a suivi les cours de Madame du Coudray pour devenir sage-femme et a obtenu d’elle un certificat attestant de sa formation et de ses capacités le 1er mai 1757. Son retour à Plauzat la met en concurrence directe avec une matrone locale, Marguerite Brunel. Cette concurrence ne tient pas à un problème de tarif, car les deux femmes exigent toutes les deux 8 sols pour un accouchement. Marguerite Brunel a en fait tout à craindre de sa rivale : Jeanne Cureyras est très compétente et elle est légitimée par Madame du Coudray. En somme, elle menace son monopole de matrone. Le curé de Plauzat est par ailleurs du côté de la nouvelle sage-femme : alors qu’il croyait qu’il n’y avait que 12 à 15 femmes « estropiées » dans sa paroisse, il se rend finalement compte qu’il y en a plus de 50 ! Laisser Marguerite Brunel en activité, c’est mettre en danger les femmes de sa communauté. L’intendant Ballainvilliers, par une ordonnance du 12 juin 1759, intervient dans l’affaire en interdisant à Marguerite Brunel  « de se meler sous quelque prétexte que ce soit des accouchemens  à peine de vingt livres d’amende et meme de prison en cas de récidive, jusqu’à ce qu’elle ait justifié son expérience et son aprentissage par des attestations en bonne forme ».

 Margurite Brunel, que le curé de Plauzat qualifie de « rebelle » et de « hardie », refuse catégoriquement de se plier à la volonté de l’intendant.  Elle déclare même qu’elle « ne cessera de travailler qu’en conséquence d’une interdiction émanée [de l’intendant], et à elle signifiée par un huissier roïal ». Elle « s’imagine et dit partout que les ordres » de l’intendant, relayés par le curé, « sont faux et supposés ».  Pour maintenir son activité de matrone, elle « assiège toutes les maisons des femmes [de la paroisse] qu’elle sait approcher du terme de leur grossesse, les flatte, les sollicite par elle-même, et par ses émissaires, pour gagner leur confiance et les séduire, en tenant toujours des propos injurieux contre Jeanne Cureyras, qu’elle réussit à discréditer dans tous les esprits ». Elle dit de sa rivale qu’elle a été « instruite par des sortilèges qui ocasioneroient beaucoup de malheurs [aux] familles, qu’elle se feroit payer fort cher etc… ». Le travail de sape de Marguerite Brunel fait si bien effet que Jeanne Cureyras « ne quitte pas plus sa maison qu’une recluse pour ne laisser aucun prétexte à son ardente émule » et qu’elle survit grâce « aux charités » du curé.

L’affaire franchit un premier cap le 20 août 1759 avec la publication d’une ordonnance du procureur d’office en baillage, fondée sur les plaintes de plusieurs femmes de la paroisse de Plauzat qui accusent Marguerite Brunel de les avoir « mal accouchées », « par son impéritie ignorance et incapacité dans les fonctions de sage femme », « tellement qu’il leur est resté des incommodités quy ne cesseront qu’à leur mort ». L’ordonnance, signifiée à Marguerite Brunel le 30 août, l’interdit de pratiquer les accouchements sous peine d’une amende de 50 livres et du paiement de dommages et intérêts. Jeanne Cureyras est alors la sage-femme officielle de la paroisse.

L’affaire rebondit à partir du mois de septembre. Jeanne Cureyras est suspendue de toute activité de sage-femme et punie de 500 livres d’amende pour contrevenir aux statuts et règlements généraux pour les communautés des chirurgiens en province. On lui reproche d’exercer son activité sans avoir été reçue maître (article 6), de ne pas avoir prêté serment et de ne pas avoir été interrogée par le lieutenant du roi ou le premier chirurgien (article 77). Au regard de la déclaration du roi de 1736, on l’accuse de ne pas avoir été reçue par la communauté des chirurgiens établie à Riom. Le curé de Plauzat suppose que Marguerite Brunel est derrière ces dispositions. Il croit savoir que la matrone s’est rendue à Riom, qu’elle s’est présentée au lieutenant du roi des chirurgiens et qu’elle a même obtenu de lui des lettres de maîtrise en qualité d’accoucheuse sans examen apparemment. Marguerite Brunel devient du coup la sage-femme officielle de Plauzat.

L’affaire montre deux points intéressants. On voit tout d’abord que le retour des élèves de Madame du Coudray dans leur paroisse d’origine les met aux prises avec les matrones, qui ont tout à perdre de leur statut officiel. Cela signifie pour elles la fin de leur activité de sage-femme, donc la fin de revenus annexes. L’affaire montre également des oppositions entre différents niveaux de pouvoirs. D’un côté, Jeanne Cureyras, soutenue par le curé de Plauzat et l’intendant, deux autorités qui ont soutenu le projet de Madame du Coudray ; de l’autre côté, Marguerite Brunel, qui utilise à son profit la communauté des chirurgiens de Riom, court-circuitée dans ses prérogatives, nominations et contrôles par le privilège que le roi a donné à Madame du Coudray.




Retour haut de page