La donation pro anima

L’acte de donner est une pratique répandue du Moyen Âge. La théorie du don/contre-don développée par Marcel Mauss dans son Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, paru en 1923-1924, a influencé les médiévistes, qui ont parlé d’une économie du don, opposée à une économie de marché.


Les dons faits aux églises sont le symbole le plus marquant de cette théorie. Il s’agit du don de biens matériels en contrepartie de services liturgiques. Même si ce modèle est remis en cause par les médiévistes contemporains, on ne peut faire abstraction de cette pratique qui, par la masse de documents qu’elle représente dans les manuscrits médiévaux conservés aux Archives départementales confirme une pratique sociétale non négligeable.

 

Les archives d’origine ecclésiastique contiennent de nombreux biens et droits abandonnés au profit d’une église ou d’un monastère. Les institutions ecclésiastiques ont pris soin au fil du temps de compiler, conserver, inventorier ces documents, qui, il convient de le rappeler étaient preuves de droit. Au milieu des pièces de gestion et des procédures judiciaires rassemblées au sein de chartriers, ces donations révèlent des pratiques religieuses et économiques, ainsi qu’un un système de fonctionnement de la société original. Ces séries documentaires, qui se retrouvent dans de nombreux fonds d’Ancien Régime, montrent et révèlent des hiérarchies, des liens entre les hommes et illustrent en partie les rapports de « l’homme médiéval » selon l’expression de Jacques Le Goff entre l’ici-bas et l’au-delà. Dans une société médiévale qui se définit comme une communauté des chrétiens, l’Église occupe une place prépondérante.


Le don, symbole et rituel

 

- Le rituel :

Les dons, et très souvent leur rédaction, ont lieu au cours de cérémonies publiques, en présence d’une assemblée relativement importante, constituée de clercs et de laïcs. Les actes de donation sont dictés, lus et entendus. Le donateur dépose souvent le parchemin sur l’autel consacré au saint patron de l’église. On retrouve ce procédé, par exemple, dans les dispositions prises par le seigneur Goufier de Jaligny en 1120 avant son départ en croisade, par lesquelles il donne une partie de ses biens au chapitre de Clermont, et dépose cette renonciation sur l’autel de sainte Marie (3 G0 185).

Le don est ainsi un véritable rituel, revêtu d’un symbolisme important basé sur la parole, parlée et écrite, et par les gestes. 


- Les symboles :

Dans le contenu de ces actes, notamment dans l’incipit (préambule), on observe des formulations explicatives, pédagogiques, censées renforcer la parole ecclésiastique. On peut ainsi noter la présence non négligeable de citations des Écritures qui justifient et expliquent la donation, ou autre démarche pieuse. Ces références mettent en avant diverses réflexions et préoccupations sur la condition humaine face à Dieu, la mort, la vie sur terre et dans l’au-delà, etc.

Une donatio pro anima s’articule, en effet, autour de l’idée que Dieu a donné aux hommes la possibilité d’obtenir des biens célestes grâce aux biens terrestres, de construire l’éternité avec des richesses passagères. La connotation eucharistique du don pro anima est claire : la donation est destinée à la célébration du sacrifice du Christ. Car l’homme médiéval est conscient de sa dette envers celui qui lui a donné toutes les richesses terrestres.

Le don permet ainsi au donateur laïc de prendre place dans les échanges avec Dieu. Mais, les dons effectués du vivant du donateur sont insuffisants pour conduire l’âme au paradis ; d’où l’importance dans les donations, de prières pour les morts et d’aumônes pour les pauvres distribuées après la mort du donateur.


- Un système économique et sociétal :

Mais au-delà de toute portée symbolique, le don est une pratique économique accordant une place à l’Église dans le système de production agricole, commerçant et financier.

En fait, les donations pro anima impliquent dans l’échange, d’autres acteurs que le donateur et les religieux, et font intervenir les pauvres, les morts (les ancêtres, les saints), les paysans... Les documents mettent ainsi en avant la circulation des biens et des personnes, sur la Terre, mais aussi entre l’ici-bas et l’au-delà, les biens terrestres se muant en biens célestes.


L’exemple d’une donation à l’abbaye de Saint-Alyre

- Contexte :

Le XIIIe siècle est marqué par le triomphe des ordres mendiants, ce qui engendre des difficultés pour les abbayes bénédictines. Malgré tout, Saint-Alyre demeure une abbaye appréciée des donateurs, tout au long du XIIIe siècle. Même lorsque dominicains et franciscains s’installent à Clermont et Montferrand, Saint-Alyre conserve une place de choix dans les nombreuses donations effectuées par les familles puissantes de la région. En outre, depuis le XIIe siècle, l’abbaye est en butte aux velléités de l’évêque, qui souhaite mettre l’établissement sous son autorité.

Cette abbaye clermontoise a conservé un riche fonds documentaire, dont beaucoup d’actes sont parvenus jusqu’à nous.


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Une donation de Dauphin. Arch. dép. Puy-de-Dôme, 1 H PS 1


 

- Un soutien des grandes familles et donateurs proches ou éloignés : 

Saint-Alyre bénéficie du soutien et de nombreuses donations des plus grandes familles aristocratiques d'Auvergne. Les bienfaiteurs de l'abbaye ne sont pas seulement les familles nobles, il peut aussi s’agir des bourgeois de Clermont ou de Montferrand, ce qui permet à l'établissement d’asseoir son patrimoine dans Clermont et aux alentours.

En 1207, le comte Robert Dauphin (né vers 1150 - mort le 23 mars 1234, fils de Guillaume VII d'Auvergne dit « le Jeune ou le Grand » et prénommé en souvenir de sa mère Marquise d'Albon, de la famille des Dauphins de Viennois) accorde à Arnaud, abbé de Saint-Alyre, la pleine propriété des biens et droits qu'il possède sur ses terres. Cette donation vaut aussi pour ce que l’abbaye aura dans l'avenir. Par exemple, l'abbaye peut désormais posséder de terres léguées par les vassaux du comte, ces derniers étant fortement incités par Dauphin à faire des legs à Saint-Alyre.

Cette donation du comte est faite pour son salut et celui de ses parents : « ego Delfinus comes Arvernie libere dono et concedo pro salute anime mee et parentum meorum. ».

Ce legs se fait devant l’église Saint-Jean de Ségur à Montferrand (propriété du Temple, puis de l’Ordre de Malte), la veille de la Sainte-Marie-Madeleine en 1207 (Actum est hoc anno ab incarnacione 1207 (…) vigilia Sce Me Magdalene (…) ecclesiam Sci Iohis de Segur).


Pour les moines, bénéficiaires de cette donation, il s’agit là d’un soutien non négligeable. Outre les avantages directs liés au don, la puissance de leurs relations est mise en avant. Les moines vont par ailleurs inscrire le nom du bienfaiteur dans leur obituaire, et pour les générations suivantes de la famille comtale (divisée en deux branches, des comtes d'Auvergne et du Dauphiné d'Auvergne).

En priant pour l’âme du comte, l'abbaye est reconnue comme l'un des seigneurs ecclésiastiques les plus importants de Clermont et ses alentours. Cette puissance est confortée au fil du temps par le soutien d'autres donateurs, grands seigneurs d’Auvergne.

L’abbaye conserve scrupuleusement ces documents, témoignant de ses possessions et de sa puissance. Preuves de droit, ces actes solennels préviennent toute contestation éventuelle. Cette authentification des actes est garantie par les témoins qui souscrivent au bas des textes.

Ainsi, l'acte accordé par le comte Dauphin comporte la citation de nombreux personnages. Tous ne peuvent pas être identifiés (notamment des moines de Saint-Illide/Alyre), mais on peut relever les mentions de deux chevaliers dont l’un est du Crest, où l’abbaye Saint-Alyre a également des possessions.

On trouve aussi dans les actes de donations à l’abbaye des personnages issus de l'entourage des donateurs. Ainsi, les proches des familles aristocratiques, comtales, figurant au bas des documents, confortent davantage la place symbolique prise par l’abbaye. 


- Un ancrage territorial :

La montée en puissance de l'abbaye en ville est indéniable. D’abord circonscrits autour de Saint-Alyre, de nombreuses terres et bâtiments relèvent ensuite de l’abbaye dans la cité et ses alentours. L'abbé reçoit aussi plusieurs hommages de vassaux, qui reconnaissent tenir de lui en fief des terres, des vignes, ou des bois entre Neyrat et Gerzat.

À partir du XIIIe siècle, Saint-Alyre fait appel de plus en plus à des donateurs et surtout au cours du siècle suivant (en particulier sous la gestion de l’abbé Étienne Aubert). Ainsi, ce neveu de l'évêque clermontois accorde à ses moines l'autorisation de posséder des biens, à condition de les léguer à l'abbaye après leur mort. C'est un moyen habile d'enrichir les moines et leur abbaye, grâce au patrimoine de l'un ou plusieurs d’entre eux.


- Les sépultures :

Outre les dons liés à des prières pro anima, des anniversaires, il convient de s’attarder sur l’importance des sépultures. Dans la donation de Dauphin, ce cas n’est pas évoqué, mais, bénéficier d'une sépulture parmi celle des moines est un avantage pour le moins convoité.

Ainsi, en 1191, Pierre de Chamalières concède des propriétés vers Thuret, en échange du droit d’être enterré à Saint-Alyre.

Le succès des legs s’explique aisément lorsque l'abbé accorde en retour le droit d’être inhumé entre les murs du monastère. Par conséquent, des membres de certaines familles entrent à Saint-Alyre pour mieux y prier pour la mémoire de leurs parents et garantir leur Salut. Notons que beaucoup de familles aristocratiques clermontoises y font entrer leurs fils cadets dans le but d'éviter de diviser leur patrimoine foncier.

 

On peut évoquer aussi le cas des personnes qui donnent leurs biens à l'abbaye et y entrent eux-mêmes. Ils deviennent ainsi frères donnés, et bénéficient de l'assurance d'être enterrés au milieu des moines.


Pour conclure

Le concept du don pro anima peut ainsi être résumé : il s’agit d’un acte rédempteur qui garantit au donateur sa place dans le Ciel. L’Écriture fournit les fondements d’une telle démarche : l’aumône. Le pauvre est un acteur fondamental de l’échange, car il est garant du salut du donateur, du possesseur de biens, en somme le riche. 

Mais, l’importance de la donation dans l’économie ici-bas et dans l’au-delà ne doit pas être négligée. Sa diffusion sert de modèle de transaction financière. En effet, de nombreux actes par les termes employés, renvoient systématiquement à la pratique du don. Le don, fondé sur le transfert des droits et des propriétés vers les communautés religieuses, montre l’imbrication étroite des possessions laïques et monastiques dans la société médiévale. 

Peu à peu, l’abandon de la donation et la diffusion de la pratique testamentaire témoignent de l’évolution de la conception du don dans cette société médiévale. 


 

Pour aller plus loin :

 

GRÉLOIS Emmanuel, « Les nobles à Clermont au XIIIe et dans la première moitié du XIVe siècle : lignage, résidences, activités », dans Thierry Dufour, dir., Les nobles et la ville dans l'espace francophone (XIIe-XVIe siècles), Paris, 2010, p. 75-92.

 

GRÉLOIS Emmanuel, « Du vir honestissimus au discretus vir : critères et dynamiques de la différenciation sociale à Clermont et en Basse-Auvergne du XIe au XIVe siècle », dans Distinction et supériorité sociale (Moyen Âge et époque moderne), 2007.

 

FRAY Jean-Luc, « Les réseaux monastiques du Xe au XVe siècle », dans L'identité de l'Auvergne : mythe ou réalité historique ? Essai sur une histoire de l'Auvergne des origines à nos jours, dir. Daniel Martin, Nonette, Créer, 2002, p. 439-444.

 

Abbé COHADON, « Monastère de Saint-Alyre » dans Tablettes historiques d’Auvergne, 1843, p. 610-611.

FOURNIER Pierre-Fr., « Le nom du troubadour Dauphin d'Auvergne et l'évolution du mot dauphin en Auvergne au Moyen Âge », Bibliothèque de l'école des chartes, 1930, Vol. 91, pp. 66-99.




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